Une chronique de Raymond-Robert Tremblay
La notoriété dont jouissent actuellement les entrepreneurs à succès est inédite. Dragons un jour, ils et elles nous dispensent leurs perles de sagesse et tentent de nous transmettre ce qui a fait leur réussite. Un exemple récent : le numéro d’automne 217 de la revue Gestion, HEC Montréal (vol 42, no 3) propose un dossier intitulé «L’entrepreneuriat peut-il sauver le monde?», rien de moins! Heureusement, ce titre accrocheur se double d’une question : « Les entrepreneurs sont passionnés, réagissent rapidement au changement et apprennent de leurs erreurs pour améliorer le rendement de leurs projets. On voudrait que les grandes organisations adoptent leurs méthodes et leur attitude. Mais leur en demandons-nous trop? » (p. 40). En effet!
L’entrepreneur et l’entrepreneure sont innovants et créatifs. Ils pilotent des projets qui ne réussissent pas forcément, mais bousculent les habitudes et quelquefois changement les façons de faire et de consommer. Qu’on pense au micro-ordinateur, à l’automobile électrique et à la coopérative financière. Animés par une passion ils visent le dépassement et s’attaquent à des problèmes énormes comme la sauvegarde de l’environnement ou la transformation des légumes destinés à la décharge en jus abordables et nutritifs. Je parle bien sûr des Jus LOOP, une jeune entreprise montréalaise de transformation alimentaire.
Il y a certes un écart entre intention et action. En 2016, 21% des Québécois avaient l’intention d’entreprendre, mais seulement 7,9% étaient en effet propriétaires d’entreprises. Qu’est-ce qui fait la différence entre l’intention et le passage à l’action? Il faut lever les obstacles et former les gens afin de transformer l’intention et réalisation d’un rêve. C’est le rôle de l’éducation! Les entrepreneurs sont comme les artistes et les chercheurs : ce sont des passionnés avant tout qui veulent rêver, créer et avancer. Souvent anticonformistes, ils et elles cherchent à construire à partir des ressources disponibles que les autres ne voient pas ou ne savent pas faire fructifier.
Saras Sarasvathy
D’ailleurs, pour Saras Sarasvathy, éducation, emploi et entrepreneuriat vont de pair. Proposant une nouvelle approche : l’effectuation entrepreneuriale, qui est un bricolage systématique et contextuel, elle insiste sur les aspects humains et sociaux de l’entrepreneuriat. La production de la richesse passe par la création d’entreprises, qui créent des emplois (surtout les PME). En ce sens, l’éducation a un double rôle : proposer un environnement éducatif stimulant pour ceux et celles qui ont le désir d’entreprendre, développer les connaissances et les compétences qui permettront de répondre aux besoins et d’innover, surtout dans une société à forte composante informationnelle et technologique. Les collèges ne sont-ils pas au cœur de la capacité de notre société à répondre justement à ces exigences?
Les enjeux ne sont pas seulement économiques : la dégradation rapide de l’environnement vital et la croissance des inégalités posent aussi des défis de taille. De ce point de vue aussi, on constate que la jeune génération se caractérise par une sensibilité accrue à ces questions et qu’elle cherche à développer des entreprises socialement responsables ou même à s’attaquer directement à ces problèmes avec une attitude entrepreneuriale. Les collèges disposent de ressources éducatives importantes pour développer l’esprit critique et constructif des jeunes, de même que leur implication citoyenne. Loin de se contredire, la propension entrepreneuriale se combine avec l’esprit critique pour envisager un avenir différent.
Thierry Pauchant, HEC
Certes, l’entrepreneuriat pose des enjeux éthiques considérables. Favorisera-t-on le culte de la personnalité ou les abus de pouvoir, la corruption et la collusion? Des penseurs comme Thierry Pauchant nous mettent en garde depuis longtemps contre un affaiblissement de la pensée éthique et surtout de sa mise en pratique.
Plus récemment, l’éthicien René Villemure commentait le lobbying intensif mené par les Google et Netflix de ce monde auprès du gouvernement canadien : «C’est un feu jaune ici aussi, tranche l’éthicien René Villemure. Quatre-vingt-dix-neuf rencontres de lobbying, même si elles sont déclarées, laissent tout de même flotter un parfum de favoritisme ou de privilège.» Sur ces questions également les collèges sont extrêmement bien placés pour alimenter la vigilance, ayant maintenu un enseignement obligatoire et commun de philosophie et d’éthique pour tous les cégépiens, sans compter ceux et celles qui peuvent profiter de la sociologie, de l’économie ou de l’histoire, parmi les sciences sociales enseignées.
René Villemure au cégep de Trois-Rivières
Loin de le contredire, l’esprit critique doit accompagner l’entrepreneuriat, afin que le résultat ne soit pas un développement anarchique et insouciant des conséquences. Au contraire, il faut préconiser, ici comme aux autres ordres scolaires, un entrepreneuriat conscient et durable, comme Rino Lévesque le rappelle depuis des années.
Bref, la promotion de l’entrepreneuriat éducatif collégial ne doit pas se faire en oblitérant les dimensions critiques et citoyennes propres à l’enseignement collégial. Il ne s’agit pas de préconiser un affairisme sans horizon, mais plutôt de combiner les forces de l’ordre collégial en valorisant, certes, les attitudes entrepreneuriales, mais aussi le développement des compétences et le renforcement de la conscience critique.
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Références
- Gestion, HEC Montréal (vol 42, no 3), L’entrepreneuriat peut-il sauver le monde, p. 42-84. http://www.revuegestion.ca/catalog/revue-gestion/articles/2017-vol-42/vol-42-num-3/dossier-l-entrepreneuriat-peut-il-sauver-le-monde-saras-sarasvathy-une-autre-voie-pour-la-croissance.html
- Jus LOOP, http://jusloop.ca/
- Saras Sarasvathy, «What makes entrepreneurs entrepreneurial?», The Darden Graduate School of Business Administration, University of Virginia, 9 p. http://www.effectuation.org/sites/default/files/research_papers/what-makes-entrepreneurs-entrepreneurial-sarasvathy_0.pdf
- Thierry Pauchant, 2000. Pour un management éthique et spirituel: défis, cas, outils et questions, Fidès-HEC
- Ici Radio-Canada, en ligne, «Google, Amazon, Microsoft et Facebook à l’assaut du gouvernement canadien», 31 octobre 2017 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1064360/netflix-facebook-microsoft-google-web-lobby-lobbysime-trudeau-ottawa
- Rino Lévesque, http://www.idee.education/team-member/rino-levesque/