Par Raymond-Robert Tremblay, coordonnateur du PEEC
Aujourd’hui, les dieux de l’Olympe ont été remplacés par les vedettes du divertissement et du sport. Ce phénomène de glorification de certains individus n’épargne pas le monde de l’entrepreneuriat. Certains voient les Steve Jobs (Apple) et Elon Musk (Tesla) comme des superhéros du monde des affaires. Plus près de nous, le scandale de la «jeune millionnaire», Éliane Gamache-Latourelle, qui a éclaté fin janvier 2018, sous la plume de Nathalie Petrowsky, a suscité de nombreuses réactions négatives (1). Je n’ajouterai pas à son malheur, car elle a pu sincèrement s’auto-illusionner, mais je reprendrai simplement l’idée que s’il y a des vedettes mythiques, c’est qu’il y a des gens pour les aduler. (2) Si nous sommes si faciles à éblouir, c’est que nous avons besoin de ces héros.
Certains ont déploré tout le mal que cette histoire a pu causer aux conférenciers en développement personnel ou aux coachs professionnels en décrédibilisant leurs pratiques. D’autres s’en sont voulus d’y avoir cru. C’est le cas notamment de Serge Beauchemin qui écrit :«… je continuerai de me tenir à distance de ceux dont je ne partage pas les valeurs et dont l’histoire semble trop belle pour être vraie. Parce que dans la vie, le succès financier est généralement le fruit du travail, des efforts et du temps. Quand c’est autrement et que la chance n’y est pour rien, il faut se méfier…» (3) Beauchemin fut d’une rare lucidité, car nous avons été nombreux à penser comme Claude Plante : «Je voyais en elle, une bougie d’allumage qui inciterait les jeunes et les femmes à se lancer en affaires, à une époque où le Québec en a bien besoin.» (4)
Question de valeurs, est-il nécessaire de rappeler que les établissements d’enseignement supérieur sont tenus de développer l’esprit critique et d’équiper les étudiants face à la pensée magique? Cependant, on doit observer que la raison critique ne semble pas suffisante aux humains pour conduire leurs vies et leurs affaires. Admettons-le : nous aimons les mythes et les histoires héroïques! C’est vrai dans le monde de l’entrepreneuriat, comme dans les autres secteurs. Nous avons besoin de modèles, mais nous avons tendance à les idéaliser.
Il a fallu la biographie sur Steve Jobs (5) pour ouvrir les yeux de plusieurs et souligner les nombreuses erreurs d’affaires qui jalonnent son parcours (6). Aujourd’hui, nous valorisons certes les échecs, sources d’expérience et d’apprentissage, lesquels seraient inhérents à tout parcours entrepreneurial authentique. «L’important est de se relever, dit le sens commun». Cependant, plusieurs sont intimidés par cette injonction et se détournent de l’entrepreneuriat en raison de ces perceptions. Revient alors au-devant de la scène cet antihéros, l’entrepreneur corrompu et arnaqueur : une autre figure mythique aussi trompeuse que la première et qui risque de causer bien des dommages, notamment en décourageant d’authentiques talents à se lancer.
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Ni le héros ni l’antihéros ne devraient servir de modèle. Dans la réalité, nous sommes de toutes sortes de couleurs: nous faisons des erreurs et des bons coups. Ce sera le cas des entrepreneurs. Si certaines qualités favorables sont dans leur ADN, la plupart sont apprises, mais résultent d’une tendance à l’autonomie et d’une passion suffisamment forte pour les pousser à concrétiser un rêve. Ce ne sont pas des héros, mais des gens qui ont appris à modeler leurs passions. D’ailleurs, les recherches plus récentes sur les entrepreneurs et le leadership se sont défocalisées de ce qu’ils sont, pour se concentrer sur ce qu’ils font, et les compétences qu’il faut développer pour être efficaces dans cette action. C’est grâce à cette possibilité d’apprentissage que les collèges et les universités peuvent offrir des programmes d’entrepreneuriat et de leadership: parce que ça s’apprend!
D’ailleurs la création d’une entreprise qui réussit sera la plupart du temps une œuvre collective, où le leader joue certes un rôle, mais où le travail d’équipe prédomine. (7) Cela n’enlève en rien la créativité et le goût du risque qui caractérisent nombre d’entrepreneurs ni leur persévérance exceptionnelle. Mais nous ne devons pas oublier que les entrepreneurs font quelquefois preuve d’une volonté excessive de contrôle, de biais cognitifs, de méfiance envers l’autorité et d’un goût irraisonné pour les applaudissements. (8) Bref, il faut encourager l’entrepreneuriat éducatif sans perdre de vue la dualité fondamentale de l’être humain, sa part de lumière, mais aussi sa part d’ombre.
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Au-delà de cette dualité entre individu héroïque et travail de groupe, le chroniqueur Tom Nixon souligne l’importance du travail en réseau (9). «Pour réaliser une grande idée dans ce monde, il faut des individus et de profondes connexions entre eux. Il ne s’agit pas seulement d’individus héroïques OU seulement de groupes. Il ne s’agit pas non plus de réseaux vraiment décentralisés, car il y a un rôle à jouer pour une personne-clé. Ce rôle est différent de ce qu’on peut appeler « leadership ». Il s’agit plutôt du rôle créatif holistique qui consiste à tenir une vision et à prendre la responsabilité de sa réalisation.»
Selon cette conception, la vulnérabilité de l’entrepreneur sera apparente et assumée, à l’inverse de la conception héroïque. L’entrepreneur créatif sait s’entourer et collaborer, il orchestre la créativité, mais il se sait vulnérable et s’expose dans sa vulnérabilité. Il ou elle veut répondre à ses propres besoins et non seulement à ceux d’une collectivité. En raison de cette vulnérabilité affichée, il est humble et il écoute. Il n’a pas réponse à tout. Il ou elle sait que la croissance d’une entreprise est un processus, pas un état, et c’est son humilité qui inspire les autres et crée un état d’esprit où l’essai et l’erreur sont autorisés.
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Les collèges proposent des formations et des parcours afin de développer les compétences entrepreneuriales, voire accompagner la création d’entreprises. C’est bien, mais il ne faut pas oublier la part d’ombre et prendre en charge le développement d’attitudes appropriées: capacité d’écouter, de travailler en équipe, d’orchestrer les efforts, d’assumer les responsabilités de son propre rôle et de ses besoins et, bien entendu, de faire preuve de créativité et de pensée critique. Nous sommes dans le domaine difficile de l’enseignement du savoir-être. Comme tout mouvement éducatif, l’éducation entrepreneuriale doit assumer cette responsabilité.
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Références
1) Petrowski, N. (2018). Les mirages de la «jeune millionnaire» Éliane Gamache Latourelle. La Presse, 24 janvier 2018. http://www.lapresse.ca/actualites/enquetes/201801/24/01-5151217-les-mirages-de-la-jeune-millionnaire-eliane-gamache-latourelle.php
2) HuffPost Québec. (2018). L’histoire d’Éliane Gamache Latourelle trop belle pour être vraie?. Huffington Post, 24 Janvier 2018. https://quebec.huffingtonpost.ca/2018/01/24/l-histoire-d-eliane-gamache-latourelle-trop-belle-pour-etre-vraie_a_23342277/
3) Beauchemin, S. (2018). Facebook, 24 janvier 2018. https://www.facebook.com/sergebeauchemin.dragon/posts/1576038552464572
4) Plante, C. (2018). «J’avais été charmé par Élianne». La Tribune, 25 janvier 2018. https://www.latribune.ca/actualites/javais-ete-charme-par-elianne-c4779bff1f56129c9521b85cdaa2306f
5) Isaacson, W. (2011). Steve Jobs. Paris: JC Lattès.
6) Sims P. (2013). Five of Steve Jobs’s Biggest Mistakes. Harvard Business Review, 21 janvier 2013. https://hbr.org/2013/01/five-of-steve-jobss-biggest-mi
7) Maynard, M. (2015). The Myth of the Hero Entrepreneur. Carlson School of Management, 20 Février 2015. https://carlsonschool.umn.edu/news/the-myth-the-hero-entrepreneur
8) Manfred F. R. Kets de Vries. (1985). The Dark Side of Entrepreneurship. Harvard Business Review, November 1985. https://hbr.org/1985/11/the-dark-side-of-entrepreneurship
9) Nixon, T . (2017). Forget hero entrepreneurs. Here’s how to be a vulnerable visionary. Medium, 15 février 2017. https://medium.com/the-happy-startup-school/forget-hero-entrepreneurs-heres-how-to-be-a-vulnerable-visionary-db0416502998.
Traduction libre de : « Realising big ideas in the world requires individuals, and deep connections between them. It’s not just about hero individuals OR just about groups.
It’s not about truly decentralised networks either because there’s a special role to play for one key individual. This role is different to what we might call ‘leadership’. Rather, it’s the wholly creative role of holding a vision and taking responsibility for its realisation.»